Lorsque Jeanne-Marie Dupuy se couche, « elle sent qu'on lui prend le bout des pieds et qu'on lui grate le chevet du lit »1. Jusque-là, il n'y a pas à s'inquiéter, mais c'est qu'elle ne s'arrête pas là ; elle rajoute entendre aussi des voix par la cheminée, en particulier cet appel pressant : Actuelement tu ez à moy, je te prens ! Et là, Jeanne-Marie est convaincue que c'est le Diable qui l'interpelle ; d'ailleurs, ajoute-t-elle, celui-ci lui jette même de l'eau bénite (!) par la cheminée. Seul remède, et « quoyque elle ne sache point lire : elle prent tous les jours et à certaines heures un alphabet de Bordeaux et, en l'ouvrant, le Bon Dieu lui donne les lumières nécessaires pour lire ce qui est contenu dans l'alphabet, qu'elle répète tout haut. Elle ajoute encore qu'elle a conversé pleuzieurs fois avec le Bon Dieu tant dans sa chambre que dans la rue ».
Nous n'en saurons pas plus des entretiens célestes ou des tourments infernaux de Jeanne-Marie, parce que les capitouls jugent plus prudent de clore là l'audition de la jeune femme (23 ans, veuve, un enfant) pour s'en remettre à la décision des deux experts. Ceux-ci estimeront qu'elle n'est pas entièrement folle, mais qu'elle est toutefois prête à basculer dans la démence.
Ce n'est là qu'un exemple parmi de nombreux autres de cas de folie – ou bien de ses prémices, où les capitouls se trouvent confrontés à des individus qui leur font état de considérations mystiques. Car, en cette fin de 18e siècle, les magistrats municipaux toulousains ont désormais à « juger » sur les cas potentiels de démence qui leurs sont présentés. Ainsi, chaque affaire donne lieu à des dépositions de témoins, une audition de l'individu, et surtout une expertise médicale dont le résultat paraît sans appel2. Trouvé dément, l'individu est retranché de la société pour être envoyé au nouveau quartier des fous de l'hôpital de la Grave.
À Dieu corps et âme
Hélène de Valette n'est peut être pas folle, mais elle refuse de se laisser troubler pendant qu'elle s'adonne à ses dévotions dans sa chambre. Ce qui fait qu'elle entend parfaitement le voleur qui pénètre dans la pièce et qui lui prend sa montre en or, mais elle ne réagit pas, entièrement absorbée par sa prière. En revanche, une fois le signe de croix final effectué, elle revient à elle, carrément furieuse. Un peu tard, car le voleur est déjà reparti... Ite missa est3.
Marianne Viguier est (un peu) religieuse postulante et (surtout) bonne à tout faire dans le couvent du Bon-Jésus. On la dit « entièrement dans la démence, tenant des propos singuliers et contraires à la raison, disant qu'elle est la parente du Roi, de monsieur de Périgord, quelle est la supérieure du présent couvent, qu'elle voit Dieu, qu'elle l'entend parler, qu'elle le voit travailler, que tous les hommes qui viennent dans le présent couvent comme le médecin, le chirurgien et ouvriers sont des apôtres »4. Mais comme le témoignage ci-dessus vient d'une consœur et pourrait être taxé de partialité, rendons sa voix à Marianne et laissons-la s'expliquer elle-même :
« Elle s'occupe à balayer toute la maison, qu'elle est la servante du Bon Dieu, qu'elle s'est adonnée entièrement à lui, qu'elle voit quelquefois le Bon Dieu en personne, vêtu d'un habit couleur d'olive, dans l'église du présent couvent et à sa main gauche, auquel elle adresse les prières pour toute l'Europe, pour les nègres, pour les esclaves, en un mot pour tout.
Elle ajoute qu'elle est la ville de Jéruzalem, autrement dit l'arbre de vie ; que son intention est de sortir de ce couvent qui est actuellement bien en règle pour aller joindre le Sr Bichon, son confesseur, Trinitaire, qui est à cinq lieues au-delà de Bordeaux, pour se joindre à lui afin d'établir un autre couvent, que c'est le Bon Dieu qui lui a inspiré pareille chose et de se dépêcher vite pour cela ; qu'elle est de grande condition et parente de la famille royale et de monsieur de Périgord, à consulter les écritures.
Elle ajoute que lorsqu'elle entra dans le présent couvent, le Bon Dieu la nomma supérieure, mais comme il est venu une autre supérieure et chanoinesse, les religieuses du présent couvent ne regardent en rien la répondante, ce qui fait que le Bon Dieu lui a dit de quiter cette maison pour aller joindre son confesseur au-delà de Bordeaux. La répondante dit de plus que saint Pierre, apôtre, est venu dans la présente maison et a seigné au bras droit la répondante ainsi que plusieurs autres religieuses ; saint Jean de Kirielison est venu aussi dans la présente maison pozer des vitres ».
Devant ce flot de paroles d'une incohérence manifeste pour le magistrat, celui-ci met fin à l'audition, mais Marianne parvient toutefois à glisser une dernière phrase, saisie in-extremis par le greffier : « elle est le bon Lazare, qu'elle est ressuscitée ». De la couleur des habits de Dieu à la saignée mystique opérée sur elle par saint Pierre, les capitouls n'ont aucun doute : Marianne a bien l'esprit aliéné, les experts vont le confirmer, et elle sera donc envoyée aux quartier des fous jusqu'à résipiscence – s'il plaît à Dieu.
Quatre-vingt-sept, année mystique
Qu'est-ce qui fait qu'en 1787 nous trouvions plus de cas de personnes tourmentées par le Ciel et/ou les enfers ? Nous n'en saurons jamais rien. En voici une sélection de quatre seulement, évidemment choisis pour la pertinence des citations.
Tourmentée par une voisine, Marie Descazeaux « s'en fut devant Dieu pour l'implorer de lui tracer la conduite quelle devoit tenir pour se mettre à l'abri des tracasseries qu'on lui fait. Et Dieu s'étant fait entendre à elle d'une manière très intelligible, elle suivit de point en point ce qu'il lui avoit dit ». C'est-à-dire qu'elle fut acheter un pistolet, le chargea, et le déchargea à bout portant sur sa voisine ! Ô miracle, cette dernière en sort quasiment indemne5.
Magdeleine se confie à un voisin « d'un ton et d'un air évaporé ; lui dit qu'elle venoit du fauxbourg St Michel où elle avoit vu dans une grange le Bon Dieu avec St Joseph et la Ste Vierge et toute la Ste Trinité ainsi que ses père et mère ». Peut-être est-elle effectivement l'Élue car, se rendant ensuite « dans l'église de St Etienne pendant que M. le curé disoit la messe, elle lui avoit crié Papa, papa, tant elle étoit charmée de le voir »6.
Quiterie passe son temps dans l'église des grands Carmes, elle n'en sort quasiment pas de la journée. De telles marques de dévotion indisposent grandement lors des offices car elle « donne des marques de démence, tantôt chantant et riant, et pour ainsi dire dans le même moment, pleurant, tantôt se plaçant au milieu du chœur, fixant certains religieux auxquels elle fait des signes au moyen du doigt qu'elle met sur le nez, ce qui a troublé très souvent le service divin »7.
Quant à Blanche Chapel, on la voit prendre « avec les mains une poignée de braize du feu, qu'elle répendoit ensuite dans la chambre, voulant se jetter sur les personnes qui se présentent à elle pour les mordre, criant Alléluya, alléluya »8. On peut avancer sans crainte que le feu de Dieu l'habite – ou la dévore.
Et nous réalisons maintenant qu'aucun homme ne figure dans cette petite sélection. Que l'on se rassure, ils peuvent eux aussi être atteints de folie, mais leur mysticisme semble moins se manifester dans leurs accès de démence ; peut-être sont-ils plus adeptes de dialogues intérieurs, noyés au fond d'une bouteille…
Nous nous efforcerons toutefois de clore avec un cas masculin, car il y en a bien un, et qui de surcroît a certainement vu Dieu avant les autres. Certes, pour atteindre cette première place, Bernard Tesseyre a dû recourir à une méthode extrême – et pas très catholique : en septembre 1775, « fêlé par trop de dévotion »9, il se pend au plafond de son appartement10.
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1- A.M.T., FF 826/7, procédure # 146, du 15 décembre 1782.
2- extrêmement concis, ce rapport d'expertise laisse portant quelquefois percevoir un réel intérêt pour le « patient » et de touchantes notes de compassion.
3- A.M.T., FF 805/5, procédure, # 135, du 29 août 1761.
4- A.M.T., FF 829/5, procédure # 078, du 21 mai 1785.
5- A.M.T., FF 831/8, procédure # 155, du 11 août 1787. Cette procédure est intégralement reproduite en fac-similé des Bas-Fonds n° 42 : « Le fer et le feu ».
6- A.M.T., FF 831/12, procédure # 237, du 31 décembre 1787.
7- A.M.T., FF 831/8, procédure # 150, du 6 août 1787
8- A.M.T., FF 831/4, procédure # 069, du 26 avril 1787
9- Mémoires manuscrite de Pierre Barthès, 7e volume. B.M.T., Ms 705, p. 81-82.
10- A.M.T., FF 819/8, procédure # 154, du 5 septembre 1775.