
Arcanes, la lettre
Chaque mois, l'équipe des Archives s'exerce à traiter un sujet à partir de documents d'archives ou de ressources en ligne. Ainsi, des thèmes aussi variés que la mode, la chanson, le cinéma, le feu sont abordés...
Telle sentence, ou cri du cœur, aurait pu être prononcée par Patrice de Mac Mahon, premier personnage de l’État, alors qu’il traversait les décombres du quartier Saint-Cyprien de Toulouse détruit par l’inondation des 23 et 24 juin 1875. Au lieu de cela, la légende veut qu’il s’écriât “Que d’eau, que d’eau !” Sans être un spécialiste du genre, il me semble avoir entendu meilleur aphorisme. Toutefois, le plus improbable dans cette histoire demeure qu’il fut prononcé par un Président de la République française qui avait un prénom de coiffeur et un patronyme irlandais. Vous l’aurez compris, l’opus 165 d’Arcanes célèbre à sa façon le 150e anniversaire de la crue de 1875 sous le signe de l’adage et de la citation.
“J’y suis, j’y reste” du même maréchal-président aurait pu être le leitmotiv des photographes toulousains qui, malgré des conditions difficiles, immortalisèrent les désastres de l’inondation. Un atelier (En)quête d’images leur a été consacré au cours du mois de juin.
“Il a coulé mon porte-avion !" ne fut jamais prononcé lors de ce qui fût pourtant une véritable bataille navale qui se déroula près de l’église Saint-Nicolas en 1781 alors que la Garonne était une nouvelle fois sortie de son lit. Il sera d’ailleurs question de ces débordements dans l’atelier “Au fil des chroniques des capitouls” du mois de juin.
“Quand il n’y en a plus, il y en a encore” est de circonstance, car nous avons aussi conçu une exposition sur la même thématique mais en choisissant le point de vue du témoignage de la catastrophe. Les panneaux sont visibles sur le pont Saint-Pierre et des documents originaux sont présentés dans notre salle de lecture.
Il ne faut jamais dire “fontaine, je ne boirai pas de ton eau”, d’autant moins lorsque l’on est habitant du quartier Saint-Cyprien, et que les points d’alimentation en eau sont rares. Il a fallu une calamité et un philanthrope pour qu’un monument fontaine apaise enfin leur soif.
En écrivant Les Lettres de mon moulin, Alphonse Daudet n’avait certes pas pensé au moulin du Château Narbonnais qui pourtant arborait sur sa façade moultes inscriptions et repères relatifs aux différentes crues qu’il eut à subir. L’une d’entre elles est aujourd’hui conservée dans un musée de la ville.
Et pour finir, comme “un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”, vous pouvez déjà consulter sur notre base en ligne un index permettant d’accéder à toutes nos ressources sur l’inondation, mais vous pouvez aussi rêver à une cartographie numérique de la crue, qui verra le jour dans les mois à venir.
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Au lendemain de la crue historique de 1875, les photographes toulousains – amateurs et professionnels – s’emparent de ce médium encore très jeune pour documenter la tragédie. Ils arpentent la ville, déambulent « au milieu de pans de murs plus ou moins chancelants, des amas de matériaux de toutes sortes, poutres, solives, meubles, débris, dans un indescriptible désordre »1 et nous dévoilent Toulouse telle un véritable théâtre de ruines. Par exemple, sur ce cliché, on se trouve rue des trois cannelles, dans cette petite allée étroite perpendiculaire à la rue Villeneuve et aux allées Charles de Fitte : on découvre au premier-plan une femme assise éplorée et un homme en costume semblant évaluer les dégâts. Il faut savoir qu’à travers nos écrans d’ordinateurs, on ne visualise pas cette image de la manière adéquate, car de nombreux détails nous échappent. Il faut utiliser un stéréoscope pour visionner et s’immerger dans cette scène, et là soudainement les trois plans de l’image se détachent pour nous dévoiler une impression en relief de ce paysage désolé.
Ici, le photographe usait de la stéréoscopie pour tenter d’illustrer le terrible spectacle face auquel il se trouvait. En plongeant dans nos fonds, on découvre d’autres photographies toutes aussi sidérantes, des témoignages visuels sous de multiples formats : des vues stéréoscopiques oui, mais aussi des petits et grands tirages collés sur des supports cartonnés, des vues panoramiques, des albums photographiques – à l’époque dédiés à la vente –, et des plaques de verre. Sur l’ensemble de ces clichés, toujours le même constat : on peine à reconnaître la ville plongée sous les décombres et les ruines. Le quartier Saint-Cyprien apparaît méconnaissable, et cela, même pour des yeux pourtant bien aguerris. On parcourt ce paysage urbain familier : rue de la République, place Hippolyte Olivier, rue Réclusane, rue du pont saint-Pierre, avenue de Muret, place Roguet et place intérieure Saint-Cyprien ; mais chaque rue et place de la rive gauche se confond. Seuls quelques repères : le dôme de la Grave, les ponts effondrés et le Château d’eau, agissent comme des phares au milieu du drame et nous aident, tant bien que mal, à nous repérer dans la ville. C’est à la lecture des nombreux récits journalistiques et littéraires que les images prennent enfin sens. On peut enfin retracer les épisodes marquants de l’inondation et on commence à distinguer des lieux. C’est au bout de ce long travail d’identification, de recherches, de lectures, qu’on replace et ancre enfin l’événement dans nos mémoires.
Dans notre nouvel atelier participatif « (En)quête d’Images », proposé au cours du mois de juin, deux groupes de curieux ont été invités à marcher sur les pas des photographes de l’époque Joseph et Antonin Provost, Amédée Trantoul, Eugène Delon, Eugène Trutat, et Valérie Ducassé. Ils se sont pris au jeu des enquêtes, et munis de la boite à outils de l’archiviste-iconographe, ont redécouvert l’histoire de cette terrible inondation. Dans le cadre de la commémoration des 150 ans de la crue du 23 juin à Toulouse, retrouvez aussi notre exposition “Témoigner d’une catastrophe : la crue de 1875 à Toulouse”, visible du 21 juin au 30 septembre sur le pont Saint-Pierre piétonnisé. Pour les lecteurs habitués de la salle de lecture ou des ateliers du samedi matin, sachez que les documents originaux de l’exposition seront aussi présentés durant tout l’été.
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1 Le Monde illustré, 10 juillet 1875
Juin 1781, la Garonne est une nouvelle fois sortie de son lit et l'eau a envahi le quartier Saint-Cyprien. Il faut bien faire avec. À tel point que des portefaix opportunistes proposent leurs services aux passants afin de pouvoir traverser la grand'rue plus en sécurité.
Près de l'église Saint-Nicolas, voilà quatre porteurs du dais de la procession de la fête-Dieu qui, « se voyant enfermés dans la rue de la Boutonnière1 vis-à-vis le puids de la grande rue par la quantité extraord[inai]re d'eau qui provenoit du débordement de la Garonne, ils prièrent un homme de les passer – en payeant – sur ses épaules ». Las, lors du déchargement-débarquement de l'un d'eux, son pied, au lieu de toucher la terre ferme, rencontre celui du sieur Longchamps, officier de dragons. L'homme, visiblement ombrageux, ne se contente pas de simples excuses, et dégaine son épée et souffle le feu.
S'ensuit un combat semi-naval (tout au moins amphibie) qui, aux dires des témoins, pourrait passer pour fort inégal : Longchamps « frappa à tort à et travers », « menaçeant de passer au fil de l'épée » les quatre malheureux, l'un desquels il « suivit [...] l'épée aux reins » et qu'il « auroit persé d'outre en outre » s'il n'eut esquivé le coup. Les moulinets pieds dans l'eau se succèdent aux feintes et aux parades improvisées, et c'est un miracle que personne ne finisse embroché.
Mais si l'on prend cette fois le soin de lire la plainte et la procédure à la requête de Longchamps, le déroulement des événements apparaît bien différent. D'abord « grièvement insulté » par les quatre porteurs du dais, il se retrouve seul face à tout un quartier qui se dresse et se ligue, lui jetant une grêle de pierre ; ensuite, ces « assassins dont la pluspart étoient allors armés de bâtons ou de bûches et cailloux » se mettent à la poursuite du dragon, mais certainement au ralenti puisqu'il y « avoit de l'eau jusqu'à my-cuisse ».
Bref, ce qui est certain reste que des plaies et bosses se comptent parmi les deux parties adverses, Longchamps en particulier n'hésite pas à présenter aux magistrats comme pièces à conviction et preuve de son cruel traitement « son habit d'ordonnance dragon avec un gilet de basin tout couvert de sang, quatre assiettes et quatre secoupes (sic) plaines de sang qu'il nous a dit qu'on lui a ôtté ce matin à deux reprises » – après une saignée par le chirurgien appelé à son chevet.
Les crues passent et ne se ressemblent pas. L'atelier Au fil des chroniques des capitouls du samedi 28 juin sera justement consacré aux débordements de Garonne et permettra d'observer sous de nombreuses facettes les déchaînements du fleuve au travers des siècles et des récits des Annales manuscrites (1295-1787), mais aussi des délibérations des capitouls, de la comptabilité, des travaux public, des registres de sépultures, des procédures de justice, et encore de l'inestimable collection de plans conservés dans le fonds d'archives du moulin du Château en amont de l'île de Tounis.
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1 Lire « Moutonnière ».
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Pourquoi commémorer un événement dont le grand public avait peu entendu parler ? Parce que cette crue de 1875 a été violente, étendue sur le territoire, dévastatrice pour la population. Elle a laissé de nombreuses traces dans le paysage urbain et dans les mémoires, cicatrices qui, refermées, ont impliqué de grandes transformations des infrastructures toulousaines. Mais elle a surtout été largement documentée, commentée et illustrée par la photographie, nouvelle technologie d'à peine 30 ans. Elle est également l'occasion de rappeler que des événements de cette ampleur peuvent encore survernir, l'actualité nous l'a montré, et les dérèglements climatiques que nous vivons participent de ce risque.
Un premier travail a été mené il y a plusieurs années pour identifier tous les documents relatifs à cette inondation dans nos fonds d'archives. Au moment où nous avons été sollicités par la Direction des Risques Majeurs pour produire une partie de l'exposition de cet été, nous nous sommes appuyés sur cette recherche préalable. Nous en avons tiré un axe principal : comment témoigner d'une catastrophe, avec trois points d'entrée : raconter, montrer, commémorer. Élaboration du contenu, recherches complémentaires pour bien comprendre, exploration et choix des documents à montrer, puis acquisition de certains journaux. En parallèle, nous avons commencé l'écriture et la relecture des textes, les numérisations.
Et puis à nouveau des relectures, envoi des premiers éléments à la graphiste, échanges sur sa proposition, que nous aimons beaucoup, les couleurs, l'agencement des documents. Relectures encore, modifications, changements de dernière minute.
A mesure que nous plongeons dans les détails de cette crue et que nous en apprenons davantage, l'envie de partager cela avec le public prend de l'ampleur. Les photographies sont incroyables, les plans très parlants, nous devons proposer des ateliers sur cette thématique. "[En]quête d'images" est le format idéal, il permet de s'immerger dans l'époque, mais demande un gros travail de préparation : choix des images, approfondissement et structuration des connaissances, du propos. Nouveauté pour cette session, nous avons maintenant de superbes reproductions sur lesquelles travailler grâce à nos collègues de l'imprimerie municipale.
L'exposition sur le pont Saint-Pierre aura aussi une résonnance dans nos murs. Quatre vitrines dans notre salle de lecture vont accueillir pour l'été des documents originaux. Là encore, nous avons structuré, organisé, choisi et rédigé. Et relu.
Mais le travail des Archives sur le sujet ne s'arrête pas à l'année 1875. Cette catastrophe est la plus récente de cette ampleur, la plus proche de nous, la plus documentée, mais certainement pas la seule que Toulouse ait connue. L'atelier "Au fil des chroniques" explore chaque mois les chroniques des Capitouls, récapitulatifs annuels des événements marquants entre 1295 et 1787, sur une thématique spécifique. En juin il sera bien entendu question d'inondations : celles de 1599 et de 1727 notamment. Et pour cela, nous avons exploré, en plus de ces fameuses chroniques, à la fois les registres de délibérations, les affaires criminelles, les registres paroissiaux, les collections de plans des Moulins du château, la comptabilité, les travaux, bref, tous les fonds anciens. Nous agissons comme un canot qui navigue dans les fonds et vous proposons des bouées pour ne pas vous noyer dans le tsunami de documents intéressants. À venir saisir dans nos ateliers !
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Cette fontaine située sur la place centrale du quartier Saint-Cyprien a été élevée en souvenir de l’inondation survenue dans la nuit du 23/24 juin 1875 ; un texte gravé sur un de ses piédestaux en rappelle les faits. Elle a été offerte à la ville par le Comité d’intérêt local du faubourg Saint-Cyprien dont Hyppolite Olivier, entrepreneur et mécène, en était le président et l’un des principaux bienfaiteurs. En effet, cet homme était à la tête d’une manufacture familiale de confiseries, de liqueurs et de chocolats, établie depuis la fin du 18e siècle dans ce quartier (immeuble Olivier, 14 place Olivier).
Les plans de l’ouvrage sont dressés par l’architecte Guillaume Dargassies en 1885. Il propose une fontaine d’agrément à trois bassins superposés - deux en fontes s’écoulant dans la cuve principale en pierre - et dont la nymphe des eaux, au sommet, était couronnée par un globe électrique permettant l’éclairage de la fontaine (installation démontée depuis). De nombreuses figures décoratives complètent cet assemblage : des putti poissons soufflant dans une corne ainsi que des angelots dont certains arborent des ailes de libellules.
La fontaine est, à la demande de la Ville, associée à deux bornes-fontaines latérales pour fournir de l’eau aux habitants du quartier et à un abreuvoir semi-circulaire à l’arrière, permettant aux chevaux de se rafraichir. La place est renommée à ce moment-là : de place du Chairedon, elle devient place Olivier en hommage à son bienfaiteur.
Lors du dernier réaménagement de la place en 2010, la fontaine a été déplacée et partiellement démontée : elle a perdu son socle, sa balustrade, son abreuvoir, ainsi que ses deux bornes-fontaines, rappelant un temps où l'eau n'arrivait pas encore directement dans les logements.
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Après être passée sous les pavés, ce mois-ci l’histoire est sous l’eau. En 1875, Toulouse connaissait l’une des crues les plus dévastatrices de son histoire. Cent cinquante ans plus tard, nous avions rêvé d’une couche cartographique dans UrbanHist, pour visualiser l’emprise de la crue, l’ampleur des débordements de la Garonne… ce n’est que partie remise.
Alors non, pas (encore) de carte immersive montrant les pieds dans l’eau du quartier Saint-Cyprien. Mais tout n’est pas tombé à l’eau : les Archives ont conçu un index spécial Inondation, pour vous aider à retrouver tous ce que nous avons à vous offrir : des documents, des images, des témoignages, des plans, et même des rapports conservés dans nos bas-fonds. C’est un peu moins visuel, certes, mais tout aussi désaltérant intellectuellement parlant. Vous y trouverez de quoi reconstituer, archive par archive, l’événement… et peut-être même quelques surprises viendront flotter de nos boîtes. La couche SIG viendra, promis. Mais en attendant, naviguez dans ce fleuve documentaire dont découlent une exposition et des ateliers. L’eau est montée, et remontera peut-être mais les Archives tiendront toujours bon !